Traumatisme et mémoire : quand les souvenirs font défaut
ENQUÊTE. Abus sexuels, agressions physiques et psychiques, accidents, atten- tats, violences pendant l’enfance ou pertes de proches sont autant d’événements traumatisants pouvant engendrer d’importantes séquelles chez les victimes. Entre amnésie et comportements destructeurs, les conséquences sont multiples : une réaction psychologique majeure qui porte le nom de mémoire traumatique.

Flora Mazarico - LinkedIn
24 juillet 2017. Flora a 23 ans. Elle est en voiture, c'est l’été. « C'est le genre de moment où l’on ne s’attend pas du tout à voir sa vie basculer », raconte-t-elle. Et pourtant, le drame survient : Flora est gravement accidentée et ne pourra plus jamais faire usage de ses deux jambes.
« Tout est un peu flou », avoue-t-elle. Tombée dans le coma à la suite de l’accident, Flora ne se souvient de rien à son réveil. « J’ai mis un long moment à faire la différence entre mes rêves, mes cauchemars, et la réalité. […] Je ne saurai pas dire au bout de combien de temps j'ai récupéré des souvenirs. »
L’amnésie particulière dont a souffert Flora fait partie intégrante de la mémoire traumatique, aussi appelé syndrome de stress post-traumatique. Une mémoire très spécifique qui, selon François Louboff, médecin psychiatre spécialisé dans le traitement des victimes de traumatismes psychiques, « se crée au moment de l’évènement traumatique lui-même ». « Lors d'un événement traumatisant pour une personne, certaines caractéristiques de l'évènement seront dissociées de la mémoire autobiographique », c’est-à-dire de la mémoire nous permettant de nous rappeler du week-end précédent ou du repas de la veille. « Les différents constituants de l’événement traumatique sont mémorisés de manière séparée, et ils sont dissociés de la conscience et de la mémoire autobiographique. » Du conscient, le souvenir passe alors à l’inconscient : c'est l'oubli qui l’emporte.
Un mécanisme d'auto-défense
« Suite à un traumatisme, la mémoire est touchée pour nous protéger, en quelque sorte. Quand nous sommes face à une menace d’effondrement psychique, lorsqu’il y a un risque vital, nous allons mettre à distance ce qui a fait traumatisme. […] C’est ce que l'on appelle le refoulement », explique Amélie Fourcault, psychologue clinicienne et psychanalyste. « Cela donne l'illusion de ne plus se souvenir consciemment. » Pour les victimes d’événements traumatisants, l’absence de souvenirs est fréquente. Il s'agit même d'un trouble affectant « entre 60 et 90% » des victimes d’agressions sexuelles et de viols, d’après la docteure en psychologie clinique, psychothérapeute et spécialiste du psychotraumatisme Marianne Kédia. Si toutes les victimes ne développent pas une amnésie de ce type, « les évènements violents intentionnellement commis par d'autres êtres humains » sont les plus à mêmes de déclencher une mémoire traumatique chez la victime, explique-t-elle.
Au-delà du point de vue psychologique, la mémoire traumatique s’explique d’abord par un mécanisme corporel. En cas de risque grave, « le corps produit des substances à différents niveaux, dans le cerveau et dans les glandes surrénales, pour pouvoir réagir à une situation de danger imminent », explique Marianne Kédia. « Dans les situations où on ne peut ni fuir, ni combattre, on se retrouve avec un haut niveau d’oxygène et une fréquence cardiaque très élevée. Dans ce cas-là, le cerveau va produire de nouvelles substances qui vont provoquer une amnésie, comme l’endorphine ou la kétamine, pour tenter de ralentir le rythme cardiaque. » De cette manière, le cerveau est comme anesthésié : pour protéger le coeur, les fonctions les plus « élaborées » sont mises en pause pour parvenir à survivre.
« Des fois, je ne me souviens pas de ma propre vie,
même six ans après l’accident. »
Flora Mazarico, victime de mémoire traumatique
Pourtant, la mémoire traumatique ne se manifeste pas uniquement par la perte des souvenirs relatifs à l'événement traumatogène. François Louboff explique qu'elle peut également se trahir par un « excès », c’est-à-dire « quand des flashbacks surgissent involontairement dans la journée et donnent l'impression à la personne victime qu'elle est en train de revivre l’événement traumatique, ou quand une douleur sans cause médicale mais rappelant l'agression surgit sans raison apparente. » On parle alors « d’hypermnésie » : le souvenir refait surface. Pour Amélie Fourcault, il s’agit du « retour du refoulé », qui peut avoir lieu « la nuit par exemple, à travers les rêves ou dans nos actes en divers symptômes, comme les addictions, les angoisses, le sommeil perturbé, les cauchemars, les sautes d’humeur… »
« Il y a des choses dont je me rappelle très bien dans les détails, et d’autres dont je n'ai aucun souvenir lorsqu’on me les raconte », témoigne Inès, la soeur de Flora. Également touchée par la mémoire traumatique, elle admet avoir vécu amnésie et hypermnésie de la même manière que sa grande soeur :
« c'est vrai que j'ai eu des flashs, et j’en ai encore aujourd’hui. Des fois, je ne me souviens pas de ma propre vie, même six ans après l’accident. » Mais à ces réactions se sont ajoutées crises d'angoisse et dépression en lien, selon elle, avec le déni qu’elle a rapidement mis en place pour ne pas souffrir : « j'étais dans un déni et dans une souffrance dont je ne me rendais pas du tout compte. J’essayais de fuir la réalité. […] Mon corps et mon cerveau se sont comme stoppés. »
Le traumatisme prolongé
« Chaque année, la date de l'accident est comme un anniversaire diabolique. […] J'ai parfois eu des flashs, parfois des sensations dans le corps. Une année, j’ai retrouvé la sensation de l’herbe mouillée sous mon corps, alors que j'étais dans mon lit. Au moment de l’accident, on m'a allongée sur l’herbe mouillée, justement », confie Flora. Si elle affirme être de nature combative et déterminée, la jeune femme l’avoue : la date anniversaire de son accident, très significative, reste un défi pour elle. « Au début, j’étais dans un état minable. J'angoissais beaucoup. »
En quelque sorte, l’hypermnésie prolonge le traumatisme. « Le retour de ces souvenirs peut avoir lieu de manière très brutale, sans raison vraiment compréhensible, ou lors d'un évènement qui peut rappeler, par un détail, la situation traumatisante - une odeur, un visage, un lieu par exemple », analyse François Louboff. Pour Amélie Fourcault, « À tout moment, il peut y avoir effraction [du souvenir] dans le réel » en raison « d’un détail, d'un vague souvenir, d'une impression, d'une odeur, d'un signifiant. »
Imagerie médicale - Pexels
Un traitement sur le long terme
« Tout mon processus de guérison a bien duré cinq ans. Ça a été très long, parce que je suis passée par plein de phases. […] J'ai mis beaucoup, beaucoup de temps à m'en sortir », confie Inès. Sa soeur Flora, quant à elle, a beaucoup misé sur l’auto-analyse : « J’analyse tout. Dès que j'ai un flash, je me dis qu’il y a forcément une raison pour que le souvenir revienne à ce moment-là. Et ça, ça m’aide à aller de l’avant. »
Dans le cas de la mémoire traumatique, on ne parle pas de guérison. « Soigner est déjà bien », affirme François Louboff. Le médecin psychiatre ajoute : « nous disposons de psychothérapies particulièrement efficaces, en particulier la thérapie EMDR [Eye Movement Desensitization and Reprocessing], reconnue et préconisée tant par l'INSERM que par l’OMS. » Cependant, « tout traumatisme peut être réactivé un jour », précise-t-il, « même si on pense en être guéri. Le traumatisme reste sous forme de cicatrice, au mieux. Et si vous donnez un coup sur une vieille cicatrice, ça fait mal ! L’objectif est de pouvoir reprendre une vie satisfaisante, épanouissante, ayant du sens, même si persistent certaines difficultés. »
« Le plus important est de laisser la temporalité
propre à chaque victime. »
Amélie Fourcaud, psychologue clinicienne
Par ailleurs, se souvenir de tout n’est pas la solution : « ce n'est pas parce que je vais comprendre ou que je vais m'en souvenir, que ça va me sauver », affirme Aliette de Panafieu. Flora confirme : « à l'heure actuelle, je n'ai pas toutes les images du choc et c'est tant mieux. Je ne sais pas comment je vivrai avec. » Plus important encore, l’évolution diffère selon les patients et le parcours de soin peut parfois être très long : « le plus important est de laisser la temporalité propre à chaque victime. Certaines vont se faire aider immédiatement après le traumatisme, beaucoup d'autres le feront des années plus tard », explique Amélie Fourcault. « C'est très singulier, et il est urgent de respecter ce temps du souvenir, sans le forcer. »
Marie Mabilais
